Les raisins secs, où l'histoire d'un réflexe salvateur…

Le jour et l'heure exacts, je ne m'en souviens plus… L'année non plus, d'ailleurs. J'étais plus tout à fait gamin, mais pas encore l'adolescent que je n'ai pas été, boutonneux et reniant ses géniteurs pour quelque futile raison… L'endroit, je m'en rappelle comme si c'était hier : au cœur de la Lorraine, sur une péniche désaffectée de la rive gauche de la Moselle entre Toul et Pierre-la-Treiche.

 

            En cet après midi de Février où il gelait à pierre fendre, nous pêchions à cette fameuse technique du plomb palette découverte quelques mois plus tôt dans un magazine halieutique. J'étais mon compère de toujours, le fameux Nico dont entendrez certainement à nouveau parler, et nous nous gelions les miches depuis quelques longues heures déjà sur cette vieille coque rouillée qui pourrissait le long de la rivière.

 

            Le courant, qui empêchait l'eau de geler à cet endroit, permettait de pêcher, enfin, d'essayer de pêcher. Vous, les pêcheurs et les montagnards, les marins et les chasseurs, vous savez ce qu'est l'onglée. Celle qui vous crispe les doigts tels les serres d'un rapace. Celle qui vous fait regretter la lente et sournoise anesthésie du froid quand vous vous réchauffez les mains… Bon, vous avez pigé qu'il faisait vraiment froid, que la pêche était nulle, en termes de plaisir et de prises, et qu'on avait hâte de rentrer. Les mamans venaient nous chercher en voiture, à cette époque !

 

            Du fond, il y en avait aussi. Du fond et du courant à trois mètres sous nos pieds, par un froid sibérien… Nous étions juchés sur le bord de la péniche, côté rivière, et nous pêchions à la verticale. D'un côté, trois mètres d'eau grise à un degré, roulante de mystères. De l'autre, le fond de la péniche, deux mètres en contrebas, sur lequel reposait un amas de ferraille rouillée dans trente centimètres d'eau croupie par le temps…  Entre ces deux jardins d'Eden, le bord de la coque, large de cinquante centimètres, sur lequel fut jadis soudée ce qui devait s'appeler une barrière. C'est là que nous étions…  Si nos mères avaient vu ça, nom de Dieu ! Si elles nous avaient vu déambuler dans ce décor enchanteur et sécurisant… Ah, l'inconscience de la jeunesse, l'insouciance et l'ivresse de la passion qui l'emporte souvent sur la raison et la prudence !

 

            Bref, ce qui devait arriver arriva… Mon cher Nico, avec son adresse légendaire, entreprît de changer de position et de me croiser. Passant du côté rivière, il perdit l'équilibre une fraction de seconde, mais assez pour le faire basculer vers l'eau sale et glacée de la rivière. Et, dans un réflexe, certes humain, il s'agrippa à moi. C'est étonnant comme un évènement qui dure trois secondes peut sembler durer une éternité… Nous commençâmes à choir. Nico en premier, accroché à mon gilet de pêche comme un enfant à sa mère, comme un ivrogne à sa bouteille, comme un homme politique au pouvoir… Vous pouvez imaginer ce qui nous traversa l'esprit à ce moment, le mien en tout cas. Je sentais déjà la morsure glaciale de l'eau sur mon visage, s'insinuant inexorablement sur ma nuque, descendant dans mon dos, alourdissant mes bottes et mes habits… Nager. Atteindre la berge. A tout prix. Sclérose du froid, putains de fringues, laissez moi bouger, saloperies de bottes… L'étreinte mortelle de la rivière que j'aime tant me frôla… Je vis le regard d'épouvante dans les yeux de mon camarade, mélange d'excuses de m'avoir entraîné dans sa chute et d'espoir : « fais vite un miracle, sauves nous », semblait-il demander à Saint Pierre, à moins que ça ne me fût adressé directement. Que son imploration ait été d'ordre spirituel ou technique, ni lui ni moi ne le savions… Nous chutâmes, emportant  dans l'abîme des ténèbres liquides notre avenir prometteur, nos espoirs de poissons plus gros et plus nombreux, de rencontres et de rires, de femmes et de vies…

 

            Alors, ce miracle arriva ; il prit la forme de la rencontre de ma main droite, lancée en arrière dans un ultime réflexe, avec un providentiel morceau de barrière qui semblait être resté accroché pour nous à cet endroit précis. Brutal retour à la réalité que ce contact avec la ferraille rouillée. D'un mouvement souple, avec la force donnée par la folle envie de vivre et aussi un peu avec celle de mon bras droit, je nous rétablis sur le rebord de la péniche. Sans nous regarder, sans parler, le regard hagard errant sur l'onde encore menaçante, nous nous sommes assis, jambes, mentons et mains tremblantes. Nos parties génitales pré pubères déjà bien rétrécies par le froid se sont transformées en ce qui devait à peu près ressembler à des raisins secs… Nous avons eut très peur de mourir, ce jour là. Certes, j'aime mieux finir ma vie dans le lit d'une rivière que dans le mien (quoique), mais pas à 12 ans dans la Moselle entre Toul et Pierre-la-Treiche. C'est la seule fois ou j'ai fail
li mourir pour de vrai, et on en parle encore avec Nico…

3 commentaires.

  1. Ah ouais pour l'illustration ça serait rigolo ! Si t'as le temps…

  2. Tu m'en avais parlé.Je me demandais comment tu l'avais raconté… Et bien je l'ai lu avec plaisir ce texte, joliment tourné. Des moments de poésie et d'autres qui font rire. Tu vas pouvoir sortir un livre! J'te ferais les illustrations si tu veux (clin d'oeil). Une barque, des poissons, une nature gelée, ce fameu trou de 3 mètres et vous deux amis pêcheurs!

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