Attraper un poisson.

 

 

On est tout cons, avec notre beau poisson luisant qui se débat dans l’épuisette.

On a déployé tant d’efforts, noué au bout de nos bas de ligne nos plus belles mouches, savamment pensées l’hiver dernier, amoureusement montées au coin du feu. On a fait des kilomètres, on s’est levé tôt, on s’est coincé le pied dans un trou de rat, on a glissé, essuyé nos lunettes pleines de buée, acheté un nouvel accessoire, parce qu’on en a jamais assez. On a conduit la nuit, monté sa canne dans la rosée du matin, bu un café dégueulasse et délicieux. On a pris chaud, ou froid, on a mal au crâne à cause des verres polarisants qui bonifient artificiellement nos yeux avides de voir ces êtres difformes et visqueux onduler dans l’eau fraîche. Quand on y pense, quand même, tout ça pour ça. Pour ce bête poisson qui lutte, mais qui va, on le sait, repartir voir ses copains sans être traumatisé plus que ça… On est tellement heureux de prendre un poisson. Mais attention, un vrai poisson, un sauvage, un dur, un farouche. Un poisson qui a déjoué les pièges du monde animal réel et sans pitié dans lequel il évolue. Pas dans les ondes cotonneuses d’un réservoir propret plein d’obèses insipides et sans caractère, mais dans le courant froid d’une rivière qui court, qui dévale, qui gonfle. Un monde dans lequel la peur et l’instinct de survie prédominent sur tous les autres. Un environnement dans lequel il n’est jamais en sécurité, dans lequel un prédateur bleu, vert, noir ou à chapeau, venant aussi bien des airs que des herbiers, peut lui ôter l’existence juste pour prolonger la sienne (ce qui est faux pour le porteur de chapeau…). On joue avec la Vie, à la pêche. On piège le sauvage, on traque, on piste, on flaire, on renifle, on sent, on ressent, on hume. C’est un peu con, dans notre société moderne ou il suffit d’ouvrir le robinet du barrage pour avoir tous les poissons qu’on veut, d’avoir ce sentiment de plénitude, d’accomplissement, d’humble suprématie, quand on a attrapé un poisson…

Tout du long qu’on est pas à la pêche, quand on est au travail, ou en voiture, ou en réunion, on ne pense pas tant au but ultime qu’aux moyens d’y arriver. Je connais des personnes qui ne peuvent s’empêcher de mimer un lancer de mouche dans des endroits les plus incongrus, à l’église ou dans un couloir de bureau. Il y a des types qui divorcent, d’autres qui vivent chichement, d’autres encore qui se privent volontairement ou non de biens materiels ou de liens sociaux s’ils n’ont pas de rapport avec la pêche à la mouche, grâce ou à cause d’elle. Ça rend pas forcément heureux mais c’est comme ça.

Attraper un poisson, c’est con. Y’a qu’a voir la tête de ceux qui nous disent en levant les sourcils: « Ah bon tu fais de la pêche ? »., genre t’es con ou quoi la pêche c’est nul, c’est décevant… (Je ne « fais pas de la pêche », je pêche à la mouche, sombre cancre…)

Donc effectivement, moi je me trouve parfois bien idiot avec mon poisson dans l’épuisette. Le pauvre n’avait rien demandé à personne et s’il était doué de conscience, il hallucinerait beaucoup plus que l’autre d’avant avec ses grands sourcils qu’on puisse déployer tant d’effort juste pour le persécuter, l’embêter, le perforer avec un bout de fer pour notre seul bon plaisir. Dans un autre sens, remarques, il serait peut-être content qu’on s’intéresse à lui, à ses moeurs, à son peuple et à son environnement.

Mais attraper un poisson, c’est le meilleur des p’tis plaisirs gratuits, comme le chantait l’excellent Ricet Barrier. C’est un peu comme pisser dans la neige, réussir un carreau aux boules ou gagner le concours d’avion en papier. Sauf que ça nous tiraille tellement que c’en devient parfois flippant, presque trop, mais on ne peut s’empêcher d’y penser.

Que serait la pêche si la finalité n’était que d’attraper un poisson ?

Mais que serait la pêche sans ce sentiment tout bête d’avoir réussi… ?

3 commentaires.

  1. J’avoue, j’avoue… c’est bon j’avoue! Oui il m’arrive de mimer un lancer comme ça tout seul au boulot, ou dans la rue… quand je suis plongé dans mes pensées et mes rêves de pêcheur à la mouche. En général, je « reviens à moi » après qlq faux faux lancer en me demandant si qlq’un ne m’a pas vu. :o)

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