Visions

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Visions

Il est des poissons que l’on n’oublie pas. La vision de leur gueule béante apparaît parfois au feu rouge où en pleine réunion. L’ondulation de leurs longs corps massifs surgit soudain à l’apéro chez Grand Ma ou à la file d’attente du supermarché.  Ils hantent nos nuits ou nos moments de rêve, lorsqu’on décroche de notre quotidien normal de français moyen. Incontrôlables, ces visions vont et viennent à notre esprit avec une redondance que l’hiver attise. On revoit cette lumière particulière que le souvenir embelli, les feuilles qui bruissent dans l’air tiède d’un mois de Mai parfumé, la rivière claire et le poste de pêche pas toujours idéal où l’on a découvert ce gros poisson.

Il est des poissons que l’on n’oublie pas. Et ceux-ci sont souvent énormes. J’ai en mémoire cette truite de l’Ain à Champagnole qui, surgie de nulle part, à fait fuir à toutes nageoires un poisson déjà gros pour mon référentiel de débutant parce qu’il était sur son territoire. Les adjectifs ou les métaphores sont alors bien meilleures pour le récit que les chiffres froids et bruts dans les estimations qu’on peut faire de la bête. Mais invariablement on dit aux copains qu’« elle faisait au moins cinquante ! » même parfois plus.

J’ai souvent à l’esprit ce moment ou, seul sur une petite rivière de plaine en plein midi, je découvrais un poisson énorme en train de remonter vers moi en gobant des mouches de Mai. La truite n’était plus qu’à trois longueur de canne lorsque je ramenais mon émergente à grands coups de strips pour relancer parce qu’elle était déjà trop loin. Juste avant d’arracher, j’effectuais un dernier strip, assez long en accélérant sur la fin. La mouche a dépassée la truite sur sa gauche en laissant une petite traînée de bulles. J’ai stoppé ma récupération, la mouche s’est immobilisée un mètre en amont de la truite, j’étais prêt à arracher quand j’ai vu, je le jure, son œil s’allumer et sa grande caudale onduler pour s’approcher en basculant de mon émergente de mouche de Mai. Ce poisson de la longueur de mon avant bras en comptant la main tendue était en train de gober ma mouche devant mes yeux ahuris. Aujourd’hui, le verglas gangue les chaussées et la neige recouvre les abris-bus, et je repense à ce moment féerique. Raconter comment ce poisson s’est décroché, exprimer le désarroi qui m’a paralysé ou parler de mon cri qui ricoche dans la forêt n’est plus à propos.

Il est des poissons que l’on n’oublie pas. Et c’est souvent ceux que l’on n’a jamais pris.

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