Prise de contact

Je ferrai le poisson alors qu’il avait pris la mouche et la magie originelle et éternelle opéra encore, malgré que cette prise fût la troisième de la journée, la vingtième de l’année ou la millième de ma vie. Cette milliseconde de prise de contact, ce lien qui se matérialise enfin, la ligne qui se tend et qui cristallise tous nos espoirs représente l’aboutissement ultime, le nirvana, le shoot absolu. A la manière des drogués ou des êtres supérieurement intelligents, on fait peu de cas du reste du fonctionnement global du monde au moment précis ou on ferre un poisson. C’est très important, ça possède une intensité rare, une distorsion espace/temps précieuse et insaisissable. Pour tout dire, on oublie tout, et seuls comptent ce fil tendu et les sensations qu’il transmet. La ligne de vie siffle dans le vent et éclabousse la lumière de mille gouttelettes. L’air s’épaissit, le temps s’allonge, les muscles se tendent vers cet unique but qui frétille au bout du matériel, notre allié dans cette quête autant piscicole que spirituelle. L’état mental est proche de la transe pendant un instant, on touche les étoiles, on est le roi du monde, le prince des pêcheurs, l’allié de la rivière et on goûte à la délicieuse et rarissime sensation que les choses du monde sont à leur place, qu’il se passe ce qu’il doit se passer au moment ou ça doit se passer et qu’on est au centre d’un vaste univers qui tourne autour d’un poisson accroché à un hameçon lui-même accroché à un fil qu’on tient comme un cadeau, béat et rêveur. Ce lien est à la fois physique et psychologique. Le nylon tendu matérialise tout autant qu’il symbolise cette relation particulière et unique entre notre monde d’humain et une créature primitive et sauvage. La ligne transperce la surface, pénètre dans l’autre monde et nous relie un temps à ce mystérieux et fascinant environnement subaquatique.

Pour en revenir au moment du ferrage proprement dit, les sensations sont légèrement différentes selon qu’on pêche à vue ou non. Lorsqu’on repère le poisson avant, il est évident qu’on sait déjà à quoi s’attendre. Cette pêche très excitante demande une alchimie parfaite entre discrétion et niveau technique, et c’est pour moi la pêche ultime, l’aboutissement de la suppression maximale du facteur chance dans l’activité. Mais quand on pêche sans voir le poisson, la touche est également magique parce qu’elle survient toujours plus ou moins par surprise. Et les quelques instants d’interrogation sur la taille de la prise représentent aussi un délicieux moment de flottement, de concentration ultime au cours duquel le sens du toucher prend le pas sur tous les autres.

Alors qu’on a déjà rendu sa liberté au poisson, on observe rêveur les tourbillons d’eau glacés qui ondulent, les herbiers et les galets, cette alternance sans cesse admirable du végétal et du minéral. Les troncs des arbres dansent sur la berge, étrange vision provoquée les heures d’observation des dérives d’une mouche à la surface d’un courant. On rêvasse alors avec ce sentiment du devoir accompli, l’adrénaline se dilue au profit des endorphines qui embrument un temps la perception de l’existence globale et de la place qui est la nôtre en ce bas monde. Le rossignol envoie une trille sur la berge d’en face, les lumières se rallument et on se relève engourdi, bête et riche, une nouvelle expérience dans la besace et, le nez au vent, on repart pour un tour qui ne s’arrête finalement jamais.

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